Les Lettres et Sciences Humaines sont un produit de la société. Toutes les sciences le sont. Mais les Lettres et Sciences Humaines le sont plus que les autres sciences. Car elles produisent les savoirs dont les sociétés respectives ont besoin pour avoir plus de clarté dans leur fonctionnement, pour identifier et formuler les défis auxquels elles sont confrontées, pour déterminer rapport à leurs limites et leurs potentialités, et pour définir les valeurs qui doivent être les leurs et le type de vie auquel elles doivent tendre. Elles formulent un savoir sur le passé, le présent et le futur et ce sur la base de concepts et de catégories disponibles. Les Lettres et Sciences Humaines s´inscrivent ainsi dans des paradigmes dans lesquels sont inscrits les désirs, les espoirs, les attentes, les aspirations, les craintes, les incertitudes, les aptitudes et les inaptitudes de sociétés données.
Les Lettres et Sciences Humaines produisent aussi des sociétés. Elles produisent du sens et des instruments de production du sens. Elles organisent la circulation du savoir. Les savoirs qu´elles produisent sont partagés par beaucoup de personnes ; elles structurent les croyances, les modes de perception, les cadres de représentation, les capacités affectives et les grilles d´interprétation… Ainsi, elles participent à la production et à la reproduction des cultures. Elles contribuent à la construction de structures connectives, de modes de compréhension du monde, d´horizons intellectuels communs.
Tant que les Nations, tout comme les Etats qui ont été crées sur la base de ces nations, constituaient encore un cadre d´organisation des sociétés et des économies considéré comme naturel, enraciné dans l´histoire et politiquement légitime, il paraissait évident mettre les Lettres et Sciences Humaines au service de la nation. Même si les Lettres et Sciences Humaines aiment bien parler de l´Homme en général et même si leurs savoirs ont la prétention d´avoir une valeur universelle, il est clair, qu´elle n´ont pas dépassé l´horizon de connaissance organisé par la nation. Elle (la nation) demeure le cadre dans lequel les sociétés se rassurent par rapport à leurs identités et se démarquent des autres sociétés. C’est ainsi que les sciences de l’esprit et de l’homme se sont employées pour contribuer à la construction de soi, de l’Autre, des hiérarchies, des localisations et des catégorisations.
C´est pourquoi on reproche aux Lettres et Sciences Humaines d´être ethnocentriques. Ce reproche est formulé à partir de deux perspectives. D´abord à partir d´une perspective humaniste qui insiste sur l´unicité de l´Homme. De cette perspective, l´éclatement de l´humanité en plusieurs sous-groupes, éclatement qu’implique la perspective nationaliste, apparaît comme problématique. On s’accroche à l’idée de l’unicité du genre humain par delà toute diversité et, de ce fait, on s’intéresse moins à ce qui sépare les hommes les uns des autres, qu’à ce qui les oppose. On insiste sur ce qui les rapproche, sur ce qui les constituent comme Homme et ainsi les grandit. On suppose à partir de cette perspective que tout dépend de la posture intellectuelle et qu´il est possible, par des procédures intellectuelles et avec des concepts adéquats, de lever toutes les œillères épistémologiques et d´adopter une perspective transcendantale. Cependant il est permis de douter de la possibilité de développer une telle perspective qui transcende les enjeux, conceptions et intérêts historiques, sociaux voire politiques. La deuxième perspective critique des Lettres et Sciences Humaines perçues comme ethnocentriques est le postmodernisme. La pensée postmoderne remet en question toutes les grandes narrations parmi lesquelles figure la Nation. Par ailleurs, la Nation est considérée dans le cadre de la globalisation comme dépassée. On insiste davantage sur les notions de fluidité, de mobilité, du rétrécissement du temps et de l´espace. Toutes les valeurs qui sont encore attachées à la logique de l´exclusion et d’identités particulières sont considérées comme obsolètes. Malgré la globalisation, malgré la mobilité, malgré la fluidité personne ne peut affirmer que les vielles asymétries ont disparu et que la capacité des nations, des cultures ou des religions à servir de pôles d’identification ou d’instances d’appel aient disparu ou soient en train de disparaître.
La seule possibilité de surmonter ou tout au moins de limiter l´ethnocentrisme réside, selon moi, dans la production en coopération du savoir et des instruments de génération du savoir par delà toute barrière. Une telle coopération a toujours existé en Europe. En Europe, il ya une longue histoire du transfert des savoirs, du contact entre scientifiques de différents pays. Les revues et fora permettent des échanges personnels et intellectuels entre les hommes de science. Ceci rend possible la circulation d´idées et de paradigmes, l´émergence de discussions et l´élaboration de langages communs.
Cependant, le champ international de la coopération scientifique fonctionne comme d´autres champs. Il a tendance à reproduire et à naturaliser des asymétries générées par l´histoire. De ce fait, la circulation du savoir ne fonctionne pas généralement sous la forme d´un échange mais plutôt sur le mode de la diffusion. Il y a des centres puissants de production du savoir. La puissance de ces centres repose sûrement sur la qualité du savoir produit, mais elle repose surtout sur la capacité de rendre ce savoir accessible aux autres.
La possession de canaux puissants de diffusion assure une position de pouvoir dans la production du savoir et des idées. C´est dans ce sens que des critiques du Sud ont pu parler d´un impérialisme épistémologique.
Or il se trouve que l´élaboration d´une coexistence pacifique entre le Nord et le Sud constitue le plus grand défis pour l´humanité au 21e siècle. Le philosophe allemand Axel Honneth a identifié à la suite de Frantz Fanon le problème de la reconnaissance comme source de conflits entre les hommes et entre les sociétés dans le monde aujourd’hui. Les disparités structurelles qui se dégagent effectivement dans la production et dans la circulation du savoir sur l´homme reflètent une non-reconnaissance des uns par les autres, du Nord par le Sud. Et ces disparités conduisent nécessairement à des tensions et à des conflits permanents. Par ailleurs, quand on sait que la production du savoir sur l´homme est générée par la société et que la science met a la disposition des ces sociétés des outils intellectuels pour stabiliser leur auto compréhension, il apparait alors clairement, que le savoir peut aggraver ou atténuer les conflits.
Il ya quelques années, il s´est développé entre les africanistes en Allemagne une discussion sur la valeur et la structure d´une science de l´Afrique. Dans le cadre de cette discussion, beaucoup ont insisté sur la nécessité d´une coopération avec les chercheurs et institutions africaines. Dans ce cadre, beaucoup ont surtout pensé à des programmes relatifs aux politiques de développement, donc à l´aide à ces institutions. Les déficits et faiblesses des institutions de recherche en Afrique sont connus ainsi que les difficultés de toutes natures auxquelles les chercheurs africains sont confrontés dans leur vie quotidienne. Mais il serait réducteur de ne percevoir la coopération scientifique entre l´Afrique et l´Allemagne qu´ à partir de considérations relatives aux politiques de développement.
Au cours d´une rencontre au ministère allemand des affaires étrangères, mon collègue et ami Michael Lützeler a écrit un résumé que je me permets ici de citer :
Parce que de nouvelles démarches se développent en dehors de l´Allemagne, Il ne peut qu’être enrichissant pour une germanistique internationale et innovatrice, qu´il se développe un réseau de contacts de germanistes étrangers, ce qui n´exclut nullement la relation avec la philologie allemande.
Il est intéressant que Lützeler s´appuie justement sur l´exemple de la Germanistique dont on pense qu´elle a un centre naturel, pour insister sur le fait qu´il se développe en dehors de l´Allemagne une pratique qui est à la fois fascinante et stimulante. Apres le congrès des germanistes africains tenu il ya peu à Ouagadougou (Burkina Faso), le représentant du DAAD, le Dr. Luckscheiter attestait avoir fait l´expérience d´une autre manière de faire la Germanistique, une manière qu´il trouvait captivante. En dépit des déficits infrastructurels et des difficultés/faiblesses qui en découlent, il ya quand même des choses qui se font en Afrique, des choses qui pourraient être proposées dans le cadre d´une production coopératives du savoir avec l´Allemagne. C´est pourquoi le philosophe Ulrich Lölke et moi-même avons évoqué, dans le cadre de notre contribution commune à la discussion ci-dessus évoquée, l´enrichissement épistémologique pour les collègues allemands dans le cadre de la coopération scientifique avec l´Afrique :
Il est encore plus important, écrivions nous alors, d´évoquer l´apport épistémologique
entre la faculté de médecine et le Centre National de Développement du Numérique Universitaire